Roy Robson, professeur d'histoire russe et d'études religieuses à Penn State Abington et auteur du livre Solovki: The Story of Russia Told Through Its Most Remarkable Islands [Histoire de la Russie racontée à travers ses îles les plus remarquables], traite notamment de ce chef-d'œuvre de la collection du musée :
Comme les îles qu'elle dépeint, cette icône encapsule l'envergure de l'histoire russe. Laissez vos yeux voyager à travers cette grande image pour en découvrir des détails qui illustrent la beauté, la foi, l'économie et la politique de la Russie. On y trouve même une plaisanterie de mauvais goût griffonnée dans le bois.
Il n'est pas difficile de saisir le sens du tiers supérieur de l'icône : il représente le Christ et les anges au paradis. Regardez de plus près, et vous noterez quelques détails de toute beauté. Le Christ est représenté entouré d'un losange d'or appelé « mandorle », signe iconographique antique de la divinité du Christ et de son lien à la terre. Maintenant, concentrez-vous sur les anges — ils peuvent sembler un peu plus actifs que ceux des autres icônes du musée. Leurs ailes se croisent comme une nuée d’oiseaux en plein vol. Les anges se tiennent sur de petits nuages roses et bleu-verts.
Le Christ pointe vers le bas, vers les saints et leur monastère sur la terre. Pour l'instant, il suffit de noter que Saint Zosime et Saint Savvati sont ici représentés d’une manière qui diverge plutôt de celle d'autres icônes, où ils ont tendance à avoir un corps très longs et une barbe pointue.
La mer Blanche entoure le monastère de l'île, et les pêcheurs qui se trouvent au sommet tirent une prise de l’eau, probablement un hareng, qui constituait la nourriture et les revenus des moines. Le bateau typique de cette région, appelé karbas, avait des extrémités relevées et un fond plat, pour mieux survivre aux orages arctiques et être tiré sur la glace. Les pêcheurs locaux priaient souvent Zosime et Savvati, qui voyageaient également en karbas et étaient censés porter une aide providentielle aux marins en détresse.
Sur les collines qui entourent le monastère, on note des hommes employés à différentes tâches. Certains sont dans les champs, tandis que d'autres gardent du bétail et qu’on fait tirer un chariot par un cheval. Ils portent tous une robe blanche et rouge et des bottes rouges. Ce sont des travailleurs-pèlerins, de jeunes hommes venus expier leurs péchés, s’instruire, ou accomplir un vœu aux deux saints.
Voici enfin la partie la plus importante de l'icône : le grand monastère de Solovetski, également connu sous le nom de Solovki. À l'intérieur des murailles, restées imprenables jusqu'au XXe siècle, on peut voir les chapelles, les églises et les cathédrales construites grâce aux revenus des vastes salines, pêcheries et fermes de Solovetski, tant sur les îles que sur le continent. Le monastère devint si riche qu'un espion anglais du roi Jacques Ier écrit au XVIe siècle que Solovki était « la place la plus riche aujourd’hui en ce monde ».
Entre les églises, un moine sonne les cloches, parmi les centaines que possède le monastère. En 1893, le prêtre anglais Alexander Boddy en donna la description suivante : « Il y eut tout d'abord une volée de cloches aigues, auxquelles des cloches à voix moyenne se joignirent, puis résonna la basse profonde de la plus lourde d’entre toutes les cloches. Ding-ding-ding-ding. Dong-dong-dong-dong. BONG ! BONG ! BONG ! BONG ! »
Le chapeau rond porté par le sonneur fait contraste avec le klobouk carré du prêtre qui se trouve à l'intérieur du bâtiment rouge ci-dessous. Cette section de l'icône figure en plan rapproché un prêtre parlant à un autre homme, peut-être dans le cadre de la confession. À droite du confesseur, on voit un autre religieux vêtu des robes blanches portées lors de la Divine Liturgie. Le prêtre se tient près d'un autel, se préparant à donner la communion à d'autres moines.
Enfin, laissez votre regard remonter vers les images des saints tenant un rouleau. Voyez comment le texte commence à être difficile à lire après les trois premières lignes. Il y a une raison à cela : quelqu'un en a rayé le texte original pour ajouter d'autres mots. Les deux premières lignes en sont toujours lisibles : « Maître, Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, entendez nos prières ». Puis, on observe que des mots ont été altérés, seul le mot « XPEH » restant lisible. Il semble donc que, quelque temps après la révolution russe, un communiste athée doit avoir dégradé l'icône en y inscrivant un mot d'argot désignant l’organe génital masculin (qui, curieusement, signifie aussi « raifort (radis) »).
Ce graffiti profane nous rappelle que le gouvernement soviétique a fait de Solovetski le premier camp de son terrible goulag. Entre les murs du monastère, l'état a emprisonné, torturé et tué des milliers de civils de 1923 au début de la seconde guerre mondiale.
Depuis 1991, cependant, Solovetski a été rouvert en tant que monastère et musée au sein d’une réserve naturelle. Ici, au Musée des icônes russes, nous pouvons admirer cette icône dans une atmosphère paisible, compte tenu de sa longue existence et des témoignages qu'elle apporte sur la Russie, l'Orthodoxie, et l'histoire.